« Saler la soupe » : comment parler du dopage après le scandale Festina ?

Article rédigé par Essma FILALI , Hoang Phuong Anh LE, Naima MERRIR, Jade RUFFINE avec le soutien pédagogique de Louis GABRYSIAK dans le cadre d’un Module Innovant Pédagogique(MIP) organisé sous la forme d’un DataSprint par l’INA thèque et l’EUR ArTec du 7 au 10 mars 2023. Cette édition portait sur la thématique du Sport en anticipation des Jeux Olymiques 2024 à Paris.

« Saler la soupe » ou « Charger la chaudière » sont des expressions parmi d’autres employées par des cyclistes, que l’on peut entendre lors d’un reportage de 1961 consacré aux « mots et expressions du cyclisme » sur la première chaîne. Il n’est pas ici question de cuisine ou de chauffage, mais bien d’expressions faisant référence au dopage. En effet, cette pratique n’est pas récente, mais bien implantée dans le milieu sportif depuis de nombreuses années. Le journaliste du reportage le présente en ces termes : « comme tous les travailleurs, ils ont leur langage et aussi leurs secrets de métier ». S’ensuit un plan où l’on voit un cycliste se faire injecter par seringue des « vitamines », comme il le dit lui-même, continuant d’employer un langage codé et euphémisé à propos du dopage. Alors qu’à cette époque des affaires de dopage sont révélées dans les médias (Tom Simpson en 1967 par exemple), elles ne sont traitées que sous l’angle de la faute individuelle. C’est en 1998 qu’un tournant va s’opérer avec la médiatisation de l’affaire de l’équipe cycliste Festina, érigée en scandale. Une fois le scandale révélé, il est impossible de continuer à traiter le dopage comme avant, celui-ci est devenu un sujet de préoccupation croissant dans les médias.

Comment le scandale Festina a imposé un nouveau traitement médiatique du Tour de France ?

« Les mots du cyclisme », Cinq colonnes à la Une, RTF, 7 juillet 1961, 2min20

Notre corpus rassemble les sujets de journaux télévisés et de presse filmée relatifs au dopage dans le sport. Il se construit autour de 3 827 notices issues de la base de la télévision nationale entre 1963 et 2021. Nous avons dans un premier temps nettoyé les données afin de ne garder que les variables qui nous semblaient les plus pertinentes. Ce que nous avons remarqué est la surreprésentation du nombre d’occurrences pour un sport, une date et une chaîne de télévision en particulier à savoir le cyclisme, 1998 et France 2.

Nombre de mentions du terme « dopage » dans les journaux télévisés selon le sport, de 1963 à 2022

Nombre de mentions du terme « dopage » dans les journaux télévisés selon le sport, de 1963 à 2022

Ainsi, nous avons centré notre travail à partir de 1998 et analysé “l’après” entre 1999 et 2000. C’est lors du Tour de France 1998 que l’affaire Festina éclate, ce qui est appuyé par le nombre d’occurrences des mots « Tour de France » et « Dopage ». Si le nombre de notices dans notre corpus décroît après 1998, on remarque tout de même que le nombre de JT mentionnant le « dopage » reste élevé en 1999 et 2000. Nous avons comparé, à partir de requêtes dans l’outil Hyperbase, le nombre de notices de JT de France 2 comportant seulement « Tour de France » avec celles comportant « Tour de France » et « Dopage ». On observe qu’en 1998, 68 % des émissions mentionnant le « Tour de France » traitent également de dopage. En 1999, 34 % d’émissions mentionnant le « Tour de France » traitent également de dopage, et 30 % en 2000. Le « Tour de France » reste donc, même après 1998, souvent associé à cette question du dopage. De ce fait, nous nous sommes concentrés sur le visionnage de JT de France 2 avec les descripteurs « dopage » et « cyclisme » en 1998, 1999 et 2000.

L’affaire Festina, de la « cuisine interne » au scandale

Le Tour de France, habituellement médiatisé comme un événement sportif phare, en 1998, celui-ci prend une tout autre tournure. Le 11 juillet 1998, le scandale de l’Affaire Festina devient l’un des sujets d’information les plus médiatisés sur France 2.

Contrairement aux traitements passés d’affaires de dopages plutôt individualisées, il s’agit ici d’une approche collective du phénomène de dopage. En effet, grâce à l’exploitation des archives, on remarque que les médias mettent l’accent sur le sort de l’équipe en globalité sans blâmer qui que ce soit tout en faisant du dopage une généralité du cyclisme.

D’abord présentée de manière superficielle, l’Affaire Festina voit le jour suite à l’arrestation du soigneur de l’équipe emblématique, en possession de 400 flacons d’anabolisants. Au fil des jours l’affaire est traitée différemment selon les nouvelles informations obtenues. Abordé au début comme de simples suppositions où rien n’est encore confirmé, le JT parle de « produits dopants en tout genre », « produits interdits », et explique brièvement la présence de deux types de produits dopants, dont l’EPO qui sert à favoriser l’oxygénation du sang.

Les images diffusées pour illustrer ce scandale les premiers jours, sont les mêmes avec de simples photos et vidéos des joueurs qui s’entraînent, de la douane ou du site de l’équipe Festina.

Trois jours après que l’affaire a éclaté, le sujet est pris un peu plus au sérieux, avec la perquisition au siège de l’équipe et une explication des produits dopants par le journal de 20h.Un reportage est réalisé présentant les effets du dopage sur le sport et les capacités physiques que cela provoque. Contrairement au jour où le scandale éclate quand les interviews mettent principalement en avant la ministre de la Jeunesse et des Sports ou les directeurs de l’équipe du Tour de France, les personnes interviewées sont désormais d’anciens coureurs qui se sont dopés ou des médecins spécialistes, .

Jour après jour, le scandale prend de l’ ampleur, les informations se concentrent sur l’enquête, le trafic, les gardes à vue à répétitions, les perquisitions et les palettes médicales découvertes. Le dopage est alors présenté comme une généralité dans le cyclisme, notamment par la facilité d’obtention des produits dopants. Une mise en situation est alors effectuée lors du JT de 20H sur France 2, où une reporter incarne une personne achetant des produits, servant au dopage, dans une pharmacie en Suisse.

L’événement est ainsi présenté comme une crise grave, on passe de « phénomène marginal » à un « fléau généralisé », un projet de loi antidopage est par ailleurs abordé à ce moment-là. De ce fait, le traitement du Tour de France n’est plus centré sur l’actualité de la course, qui passe au second plan. C’est la polémique qui a éclaté au grand jour qui fait l’actualité. Les performances des autres coureurs sont  mises de côté au profit du sort attendu de l’équipe Festina.

Le 18 juillet 1998 marque un tournant, en effet l’équipe Festina est exclue du Tour de France suite à un aveu de dopage organisé et la médiatisation change, elle aussi, du tout au tout. On passe d’une présentation assez neutre et superficielle à une présentation de plus en plus péjorative visant à condamner le dopage. France 2 emploie des termes beaucoup plus explicites, « Séisme qui touche le Tour de France », « tournant dans l’histoire du sport cycliste », « affaire de dopage qui salit le sport », « malhonnêteté qu’est le dopage ». On cionstae donc un véritable avant/après Festina, montrant d’une part l’effet du dopage sur l’image du sport et d’autre part la banalité qu’il peut représenter chez les sportifs, notamment avec des phrases au sens caché telles que « la course aux glaçons dans les hôtels », les glaçons servant dans ce cas-là à la conservation de l’EPO. En effet cette phrase n’a pas été diffusée au hasard, mais spécifiquement le jour où la suspicion de dopage a été confirmée, suite à un entretien avec un ancien coureur. Ce qu’on pourrait traduire comme une volonté, de la part de France 2, de montrer qu’il s’agit bien d’une généralité dans le cyclisme. Cette phrase « codée » n’est que l’une parmi tant d’autres, dans un langage réservé aux habitués de ces pratiques.

En outre, la mediatisation de ce scandale va bien au-delà du sport, avec des images de Bruno Roussel, le soigneur arrêté et incarcéré, ou encore une interview avec le Président de la République, Jacques Chirac.

Par ailleurs, à partir de fin juillet 1998, France 2 occupe un rôle majeur dans la médiatisation et l’investigation du dopage en France. En effet, la chaîne de télévision a contribué à lancer l’enquête sur le dopage dans le cyclisme professionnel, en mettant en lumière les pratiques illégales des équipes et des coureurs. France 2 joue un rôle clé en participant activement aux investigations et en cherchant  à réunir des preuves. La chaîne a envoyé une équipe de journalistes à l’hôtel où résidait une équipe italienne pour fouiller les poubelles à la recherche d’emballages de médicaments suspects. Les images en grands plans montrent les déchets d’emballages éparpillés sur le sol en quête du moindre indice. L’équipe de journalistes de France 2 est allée jusqu’à interviewer le médecin sportif de l’équipe pour le confronter à des preuves. La chaîne ne se contente pas de relayer l’information, mais prend part à l’enquête en apportant de nouveaux éléments.

« Médecin du Tour et poubelles italiennes », F2 le journal 20H00, 23 juillet 1998, 3min09

 L’affaire Festina révèle le sujet du dopage sous un angle plus collectif. En effet, durant le tour de France 1998 c’est le sujet principal des JT sur France 2. La dégradation de la réputation des coureurs se traduit par des mots forts comme « malaise », « conséquence », « horreur » ou encore « l’autre visage du sport ». Les coureurs en viennent à ne plus vouloir parler aux médias et notamment à France 2. Un coureur parle au nom de l’ensemble des coureurs du Tour de France en affirmant être « traîné dans la boue », « le-ras-de-bol » général de l’ensemble de ces équipes. Le traitement du sujet par les par médias, notamment France 2, contribue au déclenchement d’une grève générale des coureurs à l’occasion d’une étape où ils sont assis à même le sol pour protester contre la stigmatisation dans les médias. Chaque jour de nouveaux éléments viennent s’ajouter à l’affaire et dans une démarche de journalisme d’investigation, France 2 joue un rôle actif.

L’après Festina : comment parler du tour après le scandale

À la suite du scandale de 1998, la question du dopage est omniprésente durant l’année 1999. L’un des enjeux pour la chaîne comme pour les fédérations sportives est de retrouver l’adhésion du public avec des compétitions sportives équitables et sans triche.

Le dopage est toujours très médiatisé et suscite de nombreux débats sur les sanctions et mesures pour lutter contre cette pratique. Lors d’une émission stade 2 sur France 2, la ministre de la Jeunesse et des Sports Marie-George Buffet confirme qu’il y a 57 disciplines sportives concernées par des contrôles positifs. 

Comme France 2, de nombreuses chaînes, dans les  journaux télévisés, magazines, interviews, accordent une grande place au sujet. Selon le journaliste Pierre Sled « La France est devenue une nation pilote en matière de prévention et dans la lutte contre le dopage ».

Avec chaque année près de 20 millions de spectateurs et autant de téléspectateurs, le cyclisme est le sport qui concentre l’essentiel du traitement médiatique sur le sujet du dopage. Dans le JT de 20 heures sur France 2 le 26/01/1999, il est annoncé que, lors du Tour de France de l’année précédente,n plus de 50 % des coureurs ont eu recours ou étaient victimes du dopage.

En visionnant les archives audiovisuelles du Tour de France 1999, on constate que les médias abordent le sujet suivant plusieurs angles dont :

• Le renforcement des mesures pour la lutte contre le dopage: avec de nombreuses images des équipes médicales qui se répartissent à 7h du matin dans les différents hôtels des coureurs pour effectuer des prises de sang. Après un premier test, s’il y a soupçon de dopage, trois tests plus poussés seront effectués. En cas de resultats positifs, le coureur concerné sera suspendu. Les médias filment les camionnettes antidopage et les joueurs entourés de journalistes au moment du dépistage.
• Le côté préventif : avec des images des réunions qui réunissent coureurs, directeurs sportifs, médecins et le patron du cyclisme international pour souligner l’’attentiuon portée à l’éthique sportive.
• Des paroles de cyclistes qui ont eu recours ou ont été victimes de dopage : dans l’émission Stade 2 sur France 2, c’est Stéphane Heulot, cycliste Français qui a participé au tour de France de 1998 qui témoigne. Le journaliste l’interreoge sur sa relation au public depuis l’événement de 1998.

« Cyclisme. Tour de France 2020 : Dopage », 20 heures le journal, France 2, 1er juillet 2000, 1min38

En 2000, les médias mettent en lumière les contrôles anti dopage avec des images d’équipes médicales à l’oeuvre. Les méthodes de lutte contre le dopage deviennent de plus en plus efficaces avec l’adoption d’un test urinaire du laboratoire de Châtenay-Malabry. Toutefois, la détection par ce test de traces de produits interdits chez près de la moitié des cyclistes suscite une grande préoccupation. L’Union Cycliste Nationale, estime que ces résultats positifs pourraient être considérés négatifs si certains coureurs justifiaient d’une prescription médicale de médicaments contenant des substances considérées comme dopantes, comme par exemple la cortisone en pommade.

« Dopage/tour de France », 13 heures le journal, France 2, 9 Août 2000, 1min51

Dans de nombreux témoignages, des cyclistes se sont ensuite défendus du recours à des pratiques interdites. Les cyclistes sont ils dans ce contexte victimes ou coupables ? Est-ce un contournement des règles anti-dopages dopage, le début de l’autorisation d’usage  de certains produits à des fins thérapeutiques ? Les questions sont nombreuses.

Conclusion

Le discours des médias sur le dopage dans le cyclisme a changé au fil du temps. Le dopage a pu en effet être individualisé, comme au travers de la figure Lance Armstrong lors du scandale de 2012, qui a conduit à la privation de ses anciens titres de champion. Touchant une véritable icône du cyclisme, ce scandale a suscité un traitement médiatique d’ampleur en écho de celui de 1998 et de l’équipe Festina. France 2 souligne ainsi « en 1999 encore traumatisé par l’affaire de dopage chez Festina, le public se laisse séduire par la belle histoire de Lance Armstrong ».

Ces deux événements semblent assez proches, mais sont en réalité très divergents par le traitement que leur accorde France 2.  Alors que l’affaire de 1998 était traitée de manière factuelle, il s’agit en revanche 14 ans plus tard  de traiter d’un phénomène notoire et de l’aborder plus frontalement par les journalistes.

Deux aspects antagonistes ressortent particulièrement, Lance Armstrong  est représenté comme l’icône déchue destituée de tous ses titres du Tour de France après utilisation de produits dopants , mais il est par ailleurs représenté comme un héros dans son combat contre le cancer. 

Contrairement à l’approche plus globale que les médias adoptent avec l’affaire Festina, France 2 prend position contre Lance Armstrong et souligne l’illégitimité de toutes ses victoires : « seul contre tous, Armstrong continue de nier », « est-il le héros d’hier ? », « pour vous, c’est un grand champion ou c’est un tricheur ? ». 

Par ailleurs, France 2 s’appuie sur une méthode question/réponse pour apporter des informations détaillées et revenir indirectement sur d’anciennes suspicions de dopages chez les coureurs : « va-t-il être déchu ? », « devra-t-il rembourser ses primes ? », « qui sont les vrais vainqueurs ? ».

« Cyclisme : Lance Armstrong déchu de ses 7 titres du Tour de France », 20 heures, France 2, 24 août 2012, 1min50

France 2 établit ici d’ailleurs une comparaison avec Alberto Contador, vainqueur en 2010 et convaincu de dopage, qui n’aurait pas remboursé ses primes et explique que  l’équation est plus que complexe » pour la désignation des vainqueurs, avec le retrait de Lance Armstrong et des neuf premiers du classement du Tour de France 2000.« Cyclisme : Lance Armstrong déchu de ses 7 titres du Tour de France », 20 heures, France 2, 24 août 2012, 1min50

Ainsi, ces questions rhétoriques sont en réalité une manière de signifier que le dopage se généralise et se banalise au fil des années.

On peut constater aussi que lors de l’affaire 1998 les termes employés sont plus tempérés « stock de produits », « dopage désacralisé », « sale mot », « malhonnêteté », tandis qu’en 2012 le jugement se fera davantage ressentir avec un lexique de saga  ou d’épopée : « héros déchu », « odieux secret », « champion controversé », « victoires sans doute volées », « une légende dont le tour se serait bien passé ».

En comparant les discours sur le dopage à deux périodes différentes sure la même chaîne, on observe donc que le vocabulaire devient plus impactant et que le tabou est désormais levé. C’est ce que met en lumière la visualisation ci-dessous. 

Comparaison de la terminologie employée dans les journaux télévisés de France 2 pour aborder les affaire Festina et Armstrong

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