« Sois belle et tais-toi » ou comment les femmes sont représentées dans les publicités sportives de 1981 à 2008 en France

Article rédigé par Rose Cainaud, Nilufer Kanar, Pauline Kongolo N’zolele, Naïs Hiblot, avec le soutien pédagogique de Camille Claverie et Éric Kergosien, dans le cadre d’un Module Innovant Pédagogique(MIP) organisé sous la forme d’un DataSprint par l’INA thèque et l’EUR ArTec du 7 au 10 mars 2023. Cette édition de l’événément  portait sur la thématique du Sport en anticipation des Jeux Olymiques 2024 à Paris.

Introduction

En 1912, Pierre de Coubertin,  père fondateur des JO a déclaré : « Une olympiade femelle serait impratique, inintéressante, inesthétique et incorrecte. Le véritable héros olympique est, à mes yeux, l’adulte mâle individuel. Les JO doivent être réservés aux hommes, le rôle des femmes devrait être avant tout de couronner les vainqueurs. »

Les Jeux Olympiques représentent la plus grande manifestation sportive internationale et pluridisciplinaire. À travers les mots de leur fondateur, on se rend compte que les freins en ce qui concerne la représentation des femmes dans le sport sont très ancrés. Les sportives sont glamours et émotives et les sportifs sont puissants et rationnels. Les préjugés sont nombreux, mais malgré tout, elles parviennent petit à petit à prendre leur place. Ainsi, de 2 % de femmes aux JO de Stockholm en 1912, puis 23 % aux JO de Sarajevo en 1984, les sportives représentaient 49 % des athlètes olympiques de Tokyo en 2021.

Depuis toujours, le sport tient un rôle primordial dans nos sociétés. Au-delà des valeurs et des normes qu’il véhicule, le sport constitue un réel enjeu socioculturel. Ses tournois, ses compétitions nationales ou locales ainsi que ses différents championnats deviennent des occasions de rassemblement, de cohésion sociale, mais aussi de célébration. Avec le temps, les femmes ont su aller au-delà de l’hostilité masculine à l’égard de leur intégration dans le monde du sport en France, aujourd’hui, elles peuvent pratiquer le sport  de leur choix, football, danse, escrime ou boxe.

Néanmoins, la médiatisation du sport féminin reste encore faible et très stéréotypée. En 2O20, la retransmission télévisée de compétitions sportives féminines représente 18 %, contre 7 % en 2012. Certes, une augmentation est observée, mais le déséquilibre est encore très fort. En effet, les médias ont un rôle majeur dans le traitement de l’image des sportifs et des sportives. Et pour cause, ils déterminent le renforcement des stéréotypes liés au genre dans la société. Les femmes sont cantonnées à des rôles stéréotypés et réducteurs dans la publicité : femme séductrice, femme objet, femme mère… L’image et le corps des femmes sont utilisés de manière abusive, leurs attributs physiques mis en avant : femmes sexy, dénudées ou encore attitudes très suggestives.

Notre questionnement part de cette observation. Pour réaliser nos recherches nous nous sommes appuyées sur un corpus de 2567 notices publicitaires diffusées entre 1969 et 2014. Un travail réalisé en amont par des algorithmes a permis de constituer des jeux de données sur le nombre de visages et de voix d’hommes ou de femmes, identifiés dans les publicités ainsi que sur leur temps de parole respectif, nius avoçjns également eu accès à la transcription de ce corpus.

Nous avons observé un certain nombre de biais de ces algorithmes de reconnaissance, tels  leur incapacité à reconnaître des visages qui ne sont pas au premier plan ou bien le surcomptage d’un même visage qui compte plusieurs occurences au sein d’une même publicité. Au-delà, nous avons nettoyé notre jeu de données pour ne garder que les notices comprises entre 1981 et 2008. Avant 1981, nous avions trop peu de données et après 2008, nous n’avions pas accès au visionnage des documents pour appuyer nos analyses.

Comment les femmes sont-elles réellement représentées dans les publicités sportives de 1981 à 2008 en France ?

Mais où sont les femmes ?

Dans notre corpus, les femmes sont moins représentées visuellement et vocalement que les hommes. Leur taux de représentation est inférieur à 50 % sur un total de 42224 visages détectés comme le  montre le graphique ci-dessous.  Le pic observé en 1981 s’explique par le peu de données disponibles pour cette époque, la majorité des publicités diffusées cette année-là étant consacrées aux clubs de remises en forme et au fitness.

Graphique 1 : Présence des femmes dans les publicités sportives

Ensuite, nous avons observé que dans ce corpus, la voix des femmes est également moins présente que celle des hommes. En moyenne, elles parlent six fois moins qu’eux. Ici aussi, entre 1982 et 2008 nous ne pouvons constater une tendance d’amélioration dans le temps.

Présence de la voix féminine dans les publicités sportives à travers leur temps de parole

Enfin, nous avons étudié différentes catégories de publicité afin de connaître celles dans lesquelles la présence des femmes est plus importante. D’après le graphique ci-dessus, peu importe le type de publicité, le taux de représentation des femmes est toujours inférieur à 50 % sauf pour la catégorie « fitness et club de remise en forme » et ce que certaines années.

Présence des femmes selon le type de publicité sportive

Présence des femmes selon le type de publicité sportive

Ces analyses nous amènent à l’hypothèse que les femmes occupent les espaces qui leur sont assignés. Par exemple, dans la catégorie spectacle, composée de 361 notices, seulement 12 % comportent au moins dix visages féminins. Et parmi eux un tiers représente un événement exclusivement féminin : l’Evian Masters (compétition de golf féminin).

Présence des femmes dans les publicités relatives aux événements sportifs

Cette première partie analytique de notre corpus confirme notre hypothèse centrale : il n’y a pas d’égalité homme/femme dans la représentation médiatique des publicités sportives entre 1981 et 2008. Nous nous sommes très vite rendu compte que durant certains événements identifiables, les taux de femmes présentes étaient beaucoup plus importants. Nous avons donc décidé de regarder en détail ces publicités sportives. En réalité, les événements sportifs où les femmes sont très présentes correspondent à des événements qui ne concernent qu’elles. C’est le cas par exemple de compétitions de golf pour femmes ou encore de rallyes 100 % féminins.

Les femmes doivent-elles se taire ?

« Quand j’entends une femme parler de tactique, ça me retourne l’estomac. Je n’y arrive pas. Si elle parle juste du match, de comment ça s’est passé, ok. Mais elle ne peut pas parler de tactique, parce qu’une femme ne comprend pas comme un homme. » a déclaré Fulvio Collovati, présentateur sportif en février 2019. Ce dernier n’a pas hésité à mettre en cause la légitimité des femmes dans le monde sportif. Selon lui, il est préférable que les femmes se taisent, car elles n’ont aucune compétence tactique

Alors que certains commentateurs sportifs affirment que les femmes n’ont aucune connaissance technique pour pouvoir parler de sport, d’autres pensent qu’elles ont des voix trop aiguës pour commenter un événement sportif[1].

Dans l’ouvrage L’intégration par les jeunes des stéréotypes sexistes véhiculés par les médias publié par l’Institut des Sciences humaines et sociales, les auteurs montrent à quel point les représentations des femmes véhiculent tsans relâche le cliché « sois belle et tais-toi ». Les publicités sportives n’échappent pas à la règle.

Nous avons donc jugé nécessaire de mesurer s’il existe une répartition équitable entre la visibilité des femmes et la présence de leur voix.

Le Graphique 5 illustre que dans notre corpus de spots publicitaires liés au port, les femmes sont davantage représentées physiquement qu’on ne les entend. Par exemple, durant l’année 1988, la présence visuelle des femmes est de 48 % tandis que la présence sonore de voix féminine est de 10 %. Au cours de l’année 2004, la présence visuelle des femmes est de 38 % tandis que leur présence sonore est de 9 %. Cette différence de répartition est une tendance majeure de notre corpus. Cependant, trois exceptions sont observables, elles se situent au cours des années 1982, 1998 et 2001. Néanmoins, l’ensemble reste inégalitaire, les femmes étant plus visibles  dans les publicités qu’elles ne prennent la parole.

Dans un corpus où les voix de femmes sont rares, une autre caractériqtique se dégage : même lorsqu’il s’agit d’une publicité à destination des femmes et concernant les femmes, ce sont les hommes qui prennent la parole. Pour observer ce phénomène, nous avons réalisé une matrice, illustrée par un mosaicplot, qui permet de visualiser la relation entre les différentes variables de notre corpus.

Cette mosaïque propose deux niveaux de lecture : la proportion des différents groupes (voix et visage) , les couleurs marquant le degré de manifestation. La variable « Voix » comprend les spots avec des « voix de femmes », des « voix d’hommes », des « voix de femmes et d’hommes », et des publicités « sans voix ». Puis, la catégorie « Visage » comprend les spots avec des « visages d’hommes », de « visages de femmes », des « visages d’hommes et de femmes » ainsi que les spots « sans visages ». D’une manière générale, on peut voir que les catégories « Voix » ne sont pas réparties également dans les différentes catégories de « Visages ». Par exemple, la catégorie « voix homme » détient une proportion plus importante que les autres catégories de la variable « Voix ».

En observant la mosaïque, on déduit que lorsqu’un ou plusieurs hommes et femmes apparaissent à l’écran, la voix des femmes est sous-représentée (couleur rouge), tandis que lorsqu’une ou plusieurs femmes apparaissent à l’écran sans hommes, la voix des femmes est surreprésentée.

En réalisant un test chi-2, notre p-value est inférieure à 0,05, ce qui signifie qu’il y a une relation entre les variables « Voix » et « Visage ».

Pour illustrer cette matrice, nous avons visionné plusieurs documents du corpus. Les campagnes publicitaires Évian Master promouvant le tournoi international de golf féminin de 2002 à 2008 démontrent parfaitement que dans la plupart des cas lorsqu’une ou plusieurs femmes apparaissent à l’écran, ce sont des hommes qui parlent.  En effet, chaque publicité promotionnelle de cet événement sportif 100 % féminin est présentée vocalement (voix off) par un homme.

Les publicités des manifestations sportives : un apprentissage toujours plus fort des stéréotypes de genre

Les médias jouent un rôle essentiel dans les représentations de genres, ils sont un des vecteurs des stéréotypes. Alors que l’homme est présenté comme un être puissant et viril, les femmes quant à elles sont cantonnées à des rôles réducteurs, leur corps est utilisé de manière abusive. Si depuis toujours les constructions sociales de la masculinité font des hommes des êtres virils et puissants et des femmes des êtres incapables de les égaler, les médias, et en particulier les publicités, favorisent la diffusion de ces stéréotypes. Les publicités sportives constituent un exemple concret de ce phénomène,  les sportives étant par ailleurs confrontées à de  réelles difficultés de reconnaissance

Dans une recherche commanditée par la Direction de l’Égalité des Chances du ministère de la Communauté française, l’Institut des Sciences humaines et sociales a déterminé l’intégration par les jeunes des stéréotypes sexistes véhiculés par les médias. Il en ressort des caractéristiques très frappantes de la perception genrée.

Les femmes sont souvent associées à l’émotivité et les hommes au rationnel. Laura Mulvey [2] dans son ouvrage Plaisir visuel et cinéma narratif (1975) explique que le cinéma classique comme la publicité offrent aux spectateurs le plaisir du regard. Il « ressent à la fois une pulsion scopique, qui est le plaisir visuel ressenti face aux images des femmes présentées par le prisme du héros masculin, et une libido du moi, un plaisir narcissique créé par l’identification au héros. » Ce phénomène est traduit par des choix précis et formels de mise en scène des femmes et des hommes : gros plans sur certaines parties du corps féminin,  hanches, poitrine ou visage, champs/contre-champs plaçant la femme en objet du regard. Dans ce contexte, la femme est souvent l’objet du spectacle et de la mise en scène, tandis que l’homme est le récit.

Dans notre corpus de publicités sportives, nous avons à plusieurs reprises identifié le concept décrit par Laura Mulvey.

Evian masters

« Evian masters 2008 version 30 secondes »

Publicité, Sport +, 20 juin 2008, 25 secondes

Les imagettes ci-dessus figent des gros plans sur des hanches et visage féminins.

La course automobile

Ici, les femmes sont présentées au premier plan alors que le discours n’évoque en rien leur présence. Elles sont mises en avant uniquement pour satisfaire les spectateurs masculins, la compétition sportiveétant présentée comme un lieu de rencontre. Dans cette publicité, c’est l’homme qui fait le récit, il est le personnage principal de l’événement. Il est question d’une compétition d’homme uniquement, cependant, les femmes sont présentes  à titre « décoratif ». Elles pourraient être qualifiées d’attirantes, sexy, frivoles avec de gros plans sur leur visage et leur poitrine offerts au regard des hommes.

La course hippique

Cette fois encore, les femmes sont absentes de la compétition, ce sont des courses de chevaux 100 % masculines. Durant toute la publicité, on ne voit que des hommes en action, puissants et héroïques. En fin de spot, lorsque les informations pratiques liées à l’événement sont délivrées, le visage de la femme présent sur l’imagette ci-dessus apparaît. Pourquoi faire apparaître une femme souriante en gros plan ?

La publicité sur le circuit Paul Ricard illustre davantage encore ce phénomène. On y voit une présentation très rapide d’un pilote puis  c’est une journaliste jeune et est très belle qui apparaît à l’écran. Un photographe interrompt sa prise de vue du pilote pour tourner son appareil photo vers la journaliste,  l’homme et la femme filmés au fil de la compétition se rapprochent jusqu’à former un couple à la fin du spot. Le lien entre le narratif de cette rencontre et la compétition sportive est inexistant, mais le slogan combiné au scénario de la publicité implique qu’un homme ou une femme, qui participe ou assiste aux courses du circuit Paul Ricard rencontreront la passion. Cette fois encore, on séduit l’homme en montrant la femme.

Les mots à travers les discours homme et femme

Nuages de mots prononcés dans les publicités des événements sportifs (différence H/F)

Nous avons ensuite souhaité analyser les discours des hommes et des femmes dans une sélection de publicités qui concernent des événements sportifs. Ici, l’observation principale concerne la quantité de mots tout à fait inégale entre homme et femme. En effet, ce résultat est cohérent avec nos précédentes analyses quantitatives. Les hommes ayant un temps de parole bien supérieur à celui des femmes, leur nombre de mots est par conséquent plus élevé et diversifié. C’est la seule conclusion que nous pouvons tirer, les mots étant proches dans les deux nuages. On retrouve des deux côtés de fortes occurrences de : “grand”, “france”, “meilleur” et “monde”. C’est l’analyse qualitative des notices qui nous permettra de trouver de véritables différences entre ces discours homme et femme.

Comme étudié précédemment, dans les publicités sportives, les femmes ont très peu souvent la parole. Et pourtant, lors de l’étude de notre corpus, nous avons pu remarquer que dans quelques publicités, la voix des femmes était très présente. Néanmoins, cette présence révèle une autre réalité :  lorsque les femmes se voient autorisées à faire entendre leur voix, elles se retrouvent mises en scène de façon plus que tendancieuse. Par exemple, dans la publicité SODIM de 1981, pour la planche à voile, une skippeuse occupe un temps de parole réellement important. Cette dernière gémit, prononce le nom de son compagnon, réduite à une dimension érotique et objet de fantasmes. L’échange entre deux protagonistes évoquant très clairement un rapport sexuel.

« Sodim planche à voile », Publicité

Divers chaînes, 1er avril 1981, 22 secondes

Lorsque les hommes prennent la parole dans les publicités sportives destinées aux femmes, ils utilisent des mots très différents de ceux du lexique utilisé dans les publicités destinées aux hommes. Par exemple, dans la publicité promotionnelle du tournoi de golf 100 % féminin Évian Master de 2008, la voix off masculine décrit la manifestation comme “une célébration d’un tournoi de légende entre glamour, excellence et émotions”. À l’inverse, lorsque la publicité est pensée pour les hommes, on retrouve des mots comme “puissance”, “exploit” ou encore “performance”. C’est le cas par exemple dans la publicité POWER : Le tennis de 1981 qui offre la paire de chaussures miracles pour que les hommes puissent “améliorer leur endurance”.

Et aujourd’hui ?

Notre corpus d’études s’étend de 1981 à 2008 et comme nous l’avons expliqué, il faut tenir compte des biais pour analyser les résultats obtenus. Cependant, tant l’état de l’art que notre étude montrent que les phénomènes que nous avons relevés se révèlent pertinents.Qu’en est-il donc de la place des femmes dans les publicité sportive aujourd’hui ? Sont-elles toujours sous-représentées ? Sont-elles représentées comme objet de séduction des hommes ?

En septembre 2021, la Fondation Alice Milliat, qui œuvre pour une meilleure représentation des femmes dans le sport a collaboré avec l’équipe de Running Heroes. Ensemble, ils ont posé une question ouverte aux membres français de leur communauté de coureurs : « Quel est votre héros sportif ? ». 90 % des athlètes cités par les sondés étaient des hommes. Pour aller plus loin, selon un rapport de Deloitte, aux Jeux Olympiques de Tokyo en 2021, les femmes ont remporté 15 des 25 médailles olympiques françaises, mais elles ne représentent que 20 % des investissements de sponsoring en France. Une étude de The Space Between révèle pourtant que les fans de sport féminin sont 25 % plus enclins à consommer des produits de sponsors que les fans de sport masculin.

Aujourd’hui, les marques spécialisées dans le domaine du sport, les chaînes de diffusions ou encore les événements sportifs commencent enfin à mettre à l’honneur le sport féminin et les femmes à leur juste valeur, néanmoins il reste encore un gros besoin de déconstruction des stéréotypes de genre dans le sport. En 2019, soit dix ans après la période de clôture de notre corpus, Nike qui est le plus grand équipementier sportif au monde, produit un spot publicitaire féministe et engagé intitulé Dream Crazier , l’injustice et l’iniquité du traitement médiatique du sport féminin semblent toujours d’actualité malgré les quelques nets progrès. La voix off est celle de la tenniswoman Serena Wiliams, une femme athlète, puissante, et déterminée.

 

[1] ; Constance Chuiton et Nicolas Danecheau, Sport et genre :  pourquoi le sport féminin reste moins développé ?, 2020.

[2] Laura Mulvey est une critique de cinéma, réalisatrice et une féministe britannique. Elle interroge la notion de genre dans les productions audiovisuelles. Elle est notamment à l’origine du concept de « male gaze » en 1973.

 

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