La voile : médiatiser l’invisible

Article rédigé par Julie Genet, Temole Dany Kengne, Laura Kervizic, Dieynaba  Kouyate, avec le soutien pédagogique de Fabien Wille dans le cadre d’un Module Innovant Pédagogique(MIP) organisé sous la forme d’un DataSprint par l’INA thèque et l’EUR ArTec, du 7 au 10 mars 2023. Cette édition de l’événément portait sur la thématique du Sport en anticipation des Jeux Olymiques 2024 à Paris.

Introduction

Discipline olympique depuis 1896, la voile est un sport difficile à appréhender par les médias. Dès ses débuts, ce sport est confronté à une problématique de visibilité des courses par le public. Entre discours particuliers et avancées technologiques, nous proposons d’analyser les procédés médiatiques employés pour communiquer autour de ce sport.

Joanna et Thomas Crapo ont, en début d’été 1877, réalisé une traversée en double de l’Atlantique Nord, des États-Unis vers l’Europe. Une première en forme d’exploit, en un temps où la vapeur le disputait à la voile sur des routes maritimes intensément fréquentées. Cette performance s’inscrit dans la droite lignée des grands explorateurs à la découverte du monde et a alimenté des récits épiques légendaires et dramaturgiques.

Malgré sa présence aux Jeux Olympiques depuis la fin du XIXe siècle[1], la voile est une pratique sportive méconnue du grand public ou du moins peu populaire comparée, par exemple, au football, au basketball ou encore au rugby. Cette faible popularité peut s’expliquer par le coût de ce sport et du matériel qu’il nécessite. La voile est considérée, depuis sa création, comme un sport élitiste uniquement accessible aux personnes aisées financièrement. Cependant, la démocratisation de la voile se fait de plus en plus ressentir et ce grâce notamment à la médiatisation qui l’accompagne. Dès 1900, le journal l’Auto-vélo couvre le yachting au même titre que l’automobile, l’athlétisme, l’aérostation, l’escrime et l’hippisme. Une presse spécialisée accompagne le développement de cette pratique avec notamment : La Locomotion (en 1901, qui associe automobilisme, cyclisme, tramways, aérostations, yachting), La Vie Automobile (1903), Omnia (1906, revue pratique de locomotion), Le Yachtsman (1908, revue des sports nautiques). L’arrivée de la télévision induit un rapport nouveau aux enjeux de visibilité des événements sportifs.

Pour réaliser cette étude, nous avions à disposition un corpus de 18 756 notices des archives de l’INAthèque contenant le mot « yachting » et « voile ». Les notices qui constituent le corpus appartiennent aux genres de la télévision française, suivants : journal télévisé, presse filmée, documentaire, magazine et retransmission, des années 1961 à 2021. Rapidement nous avons identifié certaines lacunes dans le corpus, nous l’avons donc notamment enrichi avec des  documents d’archives télévisuelles sur Clarisse Crémer datés de 2021.

Méthodologie

Nombreux sont ceux qui connaissent ce sport uniquement au travers d’importantes courses, de renommée mondiale, telles que la route du Rhum, la transat Jacques Vabre, le Vendée Globe, la Solitaire du Figaro ou encore la Coupe de l’America ou bien par le biais de navigateurs renommés comme Éric Tabarly, Alain Colas, Florence Arthaud ou Maud Fontenoy.

C’est en partant de ce constat que nous avons choisi de nous concentrer sur les documents du corpus mentionnant les noms de ces grandes courses, mais également ceux des plus grands skippers français de l’histoire de ce sport. Une fois ce choix réalisé, nous nous sommes répartis l’exploration du corpus de manière chronologique en le scindant en quatre périodes : de 1961 à 1979, de 1991 à 1999, de 1999 à 2006 et de 2006 à 2021. Il s’agit d’une répartition fondée sur le nombre total des documents (un classement toutes les 4500-5000 notices).

Après avoir visionné un corpus de vidéos sélectionnées, nous avons opté pour une approche principalement qualitative en appuyant nos propos d’une brève analyse quantitative. La sélection des vidéos s’est d’abord faite par le biais des mots clés dans les titres des notices, puis de la pertinence des propos dans la description de celles-ci.

La question de l’invisibilité

A l’instar du Tour de France, ou des courses sur route en général, montrer l’intégralité d’une traversée nautique apparaît comme un défi pour les médias. Pour la voile, la problématique est de rendre l’invisible, visible aux yeux du public. Nous observons que cette notion d’invisibilité et d’incapacité à suivre les sportifs se reflète dans certains propos des journalistes. Prenons l’exemple de la question de Jean-Paul Sautet, journaliste, à Alain Colas en 1972 « Pouvez-vous nous faire comprendre ce qu’est la transat ? Parce que de ce que l’on en sait c’est finalement une grande kermesse avec beaucoup de bruit, des clairons, de l’argent, des marques publicitaires, mais est-ce qu’une fois passé le port de Plymouth le marin n’est pas tout seul malgré l’argent, malgré la publicité ? » (Archive INA, Transat : arrivée Alain Colas, JT 20H, TF1, 9 juillet 1972, 2min51).

Dans ce cadre, nous nous sommes donc demandés : comment rendre visible, dans sa continuité, un événement sportif qui ne l’est pas pour le public ? Plus précisément, comment les avancées technologiques ont-elles permis de pallier ce manque de visibilité ? Quels sont les discours utilisés par les médias pour communiquer sur ce sport ?

L’héroïsation des skippers

« L. PEYRON / F. ARTHAUD », TF1 20 heures, TF1, 17 juin 1992, 55 secondes

L’un des premiers procédés utilisés par les médias pour diffuser la pratique sportive de la voile a été la mise en place d’un double processus d’incarnation. D’une part, la personnification des navigateurs et navigatrices, avec la création de figures  héroïques et d’autre part, des bateaux emblématiques comme le Pen Duick ou Manureva qui alimentent les mythes associés à la voile. Nous observons que cette double incarnation est immuable dans le temps et qu’elle sera soumise à diverses avancées technologiques comme aux enjeux économiques qui accompagnent le développement de ce sport.

Le skipper Éric Tabarly, par son histoire et son profil, est à la jonction de ces deux phénomènes. Il est, encore aujourd’hui, considéré et cité comme un exemple par un grand nombre de navigateurs et navigatrices. Au-delà de ses prouesses en mer, il fabriqua de ses propres mains le Pen Duick, bateau au grand rayonnement et représentatif de ce sport. En effet, Pen Duick est aujourd’hui devenu, non plus uniquement le nom d’un bateau, mais, une catégorie de grands bateaux de courses. Dans l’émission Tout le sport du 26 mars 2016, le public a pu suivre la mise à l’eau du Pen Duick II sur lequel le célèbre navigateur Loïck Peyron est à la barre.

« Voile. Transat anglaise : Loïck Peyron à la barre de Pen Duick II », TLS tout le sport, France 3, 26 mars 2016, 1min52

Disparus en mer, Alain Colas et Éric Tabarly n’ont jamais été retrouvés. Cela participe au mythe de la voile comme génératrice de figures légendaires.

Dans ce contexte les décorations participent de la sacralisation définitive des navigateurs et navigatrices. Au même titre que Maud Fontenoy, Éric Tabarly a reçu la Légion d’honneur en 1965,  reconnaissance d’une carrière fournie. Si le personnage d’Éric Tabarly évoque une figure militarisée du navigateur, (Olivier de Kersauson était surnommé l’Amiral en référence à cet ancrage militaire) celle de Maud Fontenoy s’inscrit davantage dans un contexte plus inclusif. Dans tous les cas, les décorations viennent statufier les légendes dans la culture populaire. Elles permettent de sacraliser toute une vie de navigation. La remise des médailles vient sceller la célébration par la société des skippers et skippeuses au rang de sommité nationale faisant écho aux grands récits mythologiques. La voile s’est d’ailleurs, depuis toujours, appuyée sur des figures emblématiques pour servir sa médiatisation.

Au-delà des de ces reconnaissance officielles accordées à certains skippers, le monde de la voile et notamment la Fédération Française de Voile, élisent chaque année, un navigateur « marin de l’année ». En 2014, c’est Loïck Peyron qui obtient ce titre. L’intitulé même de ce titre renforce une fois encore l’image héroïque des skippers.

« Décoration Éric Tabarly », JT 13H, 1ère chaîne, 13 janvier 1965, 25 “.

“Loïck Peyron, marin de l’année 2014 », TLS tout le sport, France3, 9 décembre 2014, 1′ 36″

Dans la continuité de la personnification des skippers et skippeuses, les bateaux jouent un rôle central. Ils sont symbole de prestige dans la profession et permettent une identification plus accrue du sport. À ce titre, le bateau Pen Duick II, avec à sa barre Loïck Peyron, ouvre aussi le sujet de la transmission et de l’héritage dans ce sport où chacune et chacun peut s’identifier à des pairs. La figure d’Éric Tabarly et de son Pen Duick, sont unanimement adulés par d’autres navigateurs et navigatrices, ce qui développe le prestige d’un sport réminiscent des récits épiques de l’Iliade ou de l’Odyssée.

L’essor des nouvelles technologies et des nouvelles pratiques

Les premières médiatisations de la voile, qui apparaissent dans les années 1960/70 au moment de l’arrivée de la télévision dans les foyers français, ne permettent de montrer que les départs et les arrivées des courses au travers d’interviews et de portraits des navigateurs.

L’image ci-contre illustre la retransmission de l’arrivée d’une course. Le journaliste est installé dans un hélicoptère où il commente l’événement en direct. De grands moyens sont déployés pour filmer l’arrivée des bateaux et ainsi donner de l’importance à leurs navigateurs.

« En direct : arrivée transat », Le Journal de 20H, Antenne 2, 29 juin 1979, 2min46

Rapidement, nous remarquons également l’apparition de cartographies, dans les émissions télévisées, permettant de visualiser de manière schématique la position des bateaux en mer ainsi que leurs rivalités.

« Tour de France à la voile », FR3 dernière, FR3, 29 mai 1978, 1min25

« Duplex : Yves Parlier », TF1 20 heures, TF1, 18 janvier 2001, 3 minutes et 22 secondes

La seconde phase relative à la médiatisation des courses, qui débute dans les années 80, consiste à interviewer des skippers, en direct, par liaison téléphonique. Par exemple dans l’image ci-dessous, il est indiqué que le skipper Yves Parlier est au téléphone en direct du journal télévisé de TF1. Parallèlement à cet appel et à la mention “direct” en haut à gauche de l’écran, la production joue sur l’ambiguïté en affichant à l’écran des images d’archives du skipper et de son bateau. Il s’agit d’une technique permettant d’illustrer un propos, une situation et une personne dont il n’est pas possible d’obtenir des images en direct.

« Duplex : Yves Parlier », TF1 20 heures, TF1, 18 janvier 2001, 3 minutes et 22 secondes

L’arrivée de caméras embarquées à bord des bateaux offre de nouvelles possibilités en termes de visibilisation d’un sport aux expériences imperceptibles. Sur les exemples ci-dessous, Aline Marchand et Florence Arthaud utilisent ces caméras pour réaliser des journaux de bord durant toute la durée de leur traversée. Ces images ne sont, à l’époque, pas retransmises en direct, mais permettent la création d’images qui deviendront des archives nécessaires à une médiatisation ultérieure. Le bateau constitue ainsi le décor premier du sujet proposé.

« Super 8 mm Aline MARCHAND transat 76 », Les jeux du stade, Antenne 2, 2 octobre 1976, 14sec

« L. PEYRON / F. ARTHAUD », TF1 20 heures, TF1, 17 juin 1992, 55 secondes

Aujourd’hui, les médias peuvent désormais montrer des interviews des skippers en direct, avec des qualités d’images parfois très limitées comme en témoigne l’image ci-dessous. Malgré la mauvaise qualité de la vidéo, l’exploit technologique est impressionnant. En effet, ces images de Clarisse Cremer ont été transmises du point Nemo, lieu géographiquement le plus éloigné de toutes parcelles de terre. Cette qualité médiocre permet également de rendre spectaculaire l’expérience sportive et humaine de la skippeuse.

« Invitée Clarisse Cremer, skippeuse Banque Populaire », JT 12h45, M6, 1er janvier 2021, 3min09

La fin du XXe siècle et le début du XXIe marquent l’apparition de sponsors dans le domaine de la voile. Les noms des bateaux sont désormais apparentés aux marques publicitaires sponsors. Les enseignes profitent de la renommée des grandes courses et de leurs “héros” pour mettre en avant leur logo et leur identité graphique sur les bateaux.

« Clarisse Crémer, le défi du Vendée Globe », Thalassa, France 3, 8 novembre 2020, 12min54

« Samantha Davies, seule femme concurrente du Vendée Globe »,             Le 20H, TF1, 3 novembre 2012, 1min50

La médiatisation des genres : une mise en avant des femmes

Il faut considérer trois paramètres concernant la médiatisation des figures emblématiques : la domination des figures féminines, la comparaison des femmes aux hommes, un effort de traitement médiatique égal entre les femmes et les hommes malgré les biais.

Les femmes apparaissent comme actrices déterminantes de la médiatisation des figures emblématiques. En recherchant dans notre corpus les mots “homme” et “femme”, on constate qu’il y a d’avantage d’occurrences du mot “femme” que du mot “homme”. Lorsqu’on compte les occurrences des noms de skippeuses connues, Maud Fontenoy, Isabelle Autissier, ou encore Florence Arthaud apparaissent plus de fois que Loïck Peyron

Néanmoins, il demeure dans le discours des journalistes un comparatif entre navigateurs et navigatrices. Quand Patrice Lafont, en 1972 affirme que Marie-Claude Fauroux « est arrivée première devant toutes les autres femmes […] et elle s’est classée 14ème au classement général », nous constatons que ce dernier fait d’abord un sous classement parmi les femmes avant de faire part de son rang dans le classement général hommes/femmes. Autre exemple, en 1992 dans la vidéo d’archive « L. Peyron / F. Aryhaud, TF1 20 heures, TF1, 17 juin 1992, 00 :55s », le journaliste Patrick Poivre d’Arvor  utilise des termes appartenant au lexique de l’émotion, associant femme et fragilité.

En 2001, l’histoire se répète. En effet, dans la vidéo « Archive INA, La femme du jour, Le six minutes, M6, 12 février 2001, 2min03 », nous avons été interpellés par la phrase suivante du commentateur « A 24 ans, Ellen McArthur, rentre dans la légende des grandes courses en solitaire apportant une touche de fragilité dans ce monde marin ». Ce commentaire fait illustre le préjugé selon lequel femme rime avec « fragilité », alors même que la navigatrice fait partie des vainqueurs d’une course de voile.

« La femme du jour : Ellen Mac Arthur », Le six minutes, M6, 12 février 2001, 2min03

Dans le même registre, les paroles de Philippe Jeantot, organisateur de la course du Vendée Globe : « nous sommes en train de montrer, justement, que la voile en solitaire n’est pas un sport de muscle ou un sport de brute, mais que c’est un sport d’intelligence et de finesse, d’expérience, de sensibilité et où le mental est prédominant face aux muscles ». Cette intervention cherche à déconstruire les idées reçues sur la voile considérée comme un sport plutôt masculin. Ce discours fait ressortir un besoin de démystification de la voile en lui associant des valeurs inclusives plutôt que genrées. Comme le suggèrent aussi les propos de Philippe Jeantot  qui utilise des mots associés à la symbolique féminine dans l’imaginaire collectif, tels que « finesse » ou « sensibilité ».

Dans une vidéo dédiée à Michel Desjoyeaux les journalistes insistent sur son record, une héroïsation se dessine alors : “ 93 jours 3 h 57 minutes et 32 secondes : le nouveau record du Vendée Globe”, “il a reçu un accueil triomphal », « Michel Desjoyeaux améliore de plus de 12 jours le précédent record détenu par Christophe Auguin, vainqueur de la dernière édition” (commentaire du journaliste). On met en exergue le nombre de jours et d’heures passées par le vainqueur et l’accueil qui lui est réservé tandis que pour Ellen McArthur (dans cette même vidéo), on parle plutôt de sa jeunesse par rapport à ses concurrents “Ellen McArthur est arrivée aux Sables d’Olonnes dans la soirée. La benjamine de la course prend la deuxième place du Vendée Globe pour 94 jours”.

Au fil des années, une volonté de démystifier ce sport se développe pour mettre en avant inclusivité et égalité entre les hommes et les femmes. Les médias font l’effort d’interviewer les skippeuses au même titre que les skippers lorsqu’elles se distinguent, ce qui démontre un effort de traitement médiatique égal entre homme et femme. Le constat est clair « Les hommes ne sont plus les seuls maîtres de l’océan » comme le dirait Patrice Laffont, les médias s’adaptent à ces évolutions.

Quelles évolutions à venir ?

Si nous suivons l’évolution classique des médias, l’étape à venir devrait être d’amélioration des images du direct et pourquoi pas d’utilisation de drones embarqués par les navigateurs qui pourraient filmer des images externes au bateau même lorsqu’il se trouve au milieu des océans. Cependant, en raison des distances d’un bateau à l’autre, les « duels en mer » nécessitent de mobiliser d’autres technologies.

 

En effet, actuellement la rivalité entre les bateaux au cours des courses n’est pas visible par le public, seules des technologies de virtualisation le permettent comme les cartes en temps réel de la Route du Rhum 2022 (cf. photo ci-contre, site officiel de la route du Rhum 2022 carte interactive en temps réel  Route du Rhum – Destination Guadeloupe).

L’héroïsation des skippers reste centrale, mais repose désormais sur l’utilisation de nouveaux outils comme les réseaux sociaux au coeur des stratégies de communication et publicisation.  Clarisse Cremer est une navigatrice française qui s’est d’ailleurs fait connaître via les réseaux sociaux, elle a fait notamment des vidéos humoristiques pendant le premier confinement, suite à cette popularité virale, la Banque Populaire est devenue son sponsor lors du dernier Vendée Globe en 2020/2021.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Sport présent aux JO depuis 1896 mais les premières épreuves ont eu lieu en 1900 à cause de soucis météorologiques quatre ans plus tôt.

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